Pôle emploi, une institution à repenser

Le professeur Yves Clot qui a animé le 7 décembre la table ronde sur les conditions de travail et la qualité du travail à l’AFPA s’exprime sur les mêmes sujets concernant …Pôle Emploi.

Voici l’article que le journal Le Monde a fait paraître :

On pourra dire que les suicides par le feu de chômeurs en fin de droits sont des drames personnels ou, au contraire, qu’ils sont le signe d’une crise sociale du travail portée par la mondialisation, comme on l’entend aussi. On pourra encore dire qu’on ne les comprend pas bien et qu’un “Observatoire” de plus serait utile pour préserver les plus vulnérables d’entre nous par une action éclairée. Un “volet humain” compléterait ainsi les politiques économiques en cours.

Mais soyons concret : ces immolations cherchent à rendre visible cette révolte en public. Ce sont des suicides de protestation. La Chine est le seul pays au monde où les femmes se suicident plus que les hommes : le suicide demeure une des armes de protestation dont elles disposent pour lutter contre le mépris traditionnel attaché à leur sexe.

Les suicides de chômeurs nous en disent plus sur l’état de nos institutions que sur le malheur des chômeurs. Les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet ont proposé d’aller au-delà de Durkheim et de Freud pour expliquer les suicides dont l’intention vindicative est avérée. Quand les destinataires sont explicitement désignés par le choix des lieux, l’institution où prend ce feu est clairement visée.

Le 13 février, ce fut Pôle emploi. Son personnel, en mission impossible, est sans doute l’amortisseur principal de la crise de l’emploi. Mais après la fusion ratée de l’ANPE et de l’Assedic et au-delà de l’augmentation réelle des effectifs en 2012, si les agents amortissent le choc, c’est malgré l’organisation officielle du travail. Ils répètent, à tort ou à raison, que dans la course aux chiffres, ils passent plus de temps à prouver qu’ils travaillent qu’à aider les usagers.

LE MÉTIER S’EST ABÎMÉ

Cette tyrannie du chiffre est symbolisée par les radiations automatiques. Elles ont bondi de près de 25 % en décembre 2012. Beaucoup d’agents soutiennent que leur métier s’est abîmé et que la diminution des spécialistes, dans le maquis d’une réglementation proliférante, dégrade la performance : par des traitements de masse qui impliquent de segmenter les publics selon des standards rappelant la production industrielle. Pourtant ici c’est la relation de service qui définit la qualité du travail.

Dans son dernier rapport, le médiateur de Pôle emploi, Jean-Louis Walter, tire la sonnette d’alarme. Il préconise de mettre fin aux radiations automatiques pour un rendez-vous manqué. Il note aussi la bienveillance des agents. Mais il voit que la mansuétude à l’égard des usagers n’est plus partagée par tous.

En fait, les postures de métier plient sous la pression du réel, et le professionnalisme risque de se fendre. De leur côté, les associations de chômeurs veulent donner leur avis sans avoir l’accueil qu’il faudrait. Quant à la direction de Pôle emploi, elle expérimente dans son coin une organisation du travail pour faire gagner du temps aux conseillers.

Elle repère en petit comité les “irritants”, qui provoqueraient les grincements dans les agences. Les énergies sont dissipées.

On ne peut faire face aux drames du chômage – au-delà des choix politiques et économiques qui seuls peuvent permettre de le faire reculer – sans permettre à ceux qui sont en première ligne à Pôle emploi de refaire un travail soigné.

LA BOULE AU VENTRE

Pour y parvenir, c’est l’institution qu’il faut soigner en levant un déni : la direction de Pôle emploi, les syndicats du personnel, les associations de chômeurs et le gouvernement lui-même n’ont pas les mêmes critères pour évaluer la qualité du travail dans les agences.

Les chômeurs s’y rendent avec la boule au ventre. Ils y retrouvent toutes ces contradictions réunies au même endroit. La responsabilité de ceux qui dirigent le service public de l’emploi comme de ceux qui font la convention d’assurance-chômage – le patronat avec une partie des syndicats – est d’instruire ces conflits sans tricher avec le réel.

Même dans l’urgence, il faut refaire l’institution ensemble. En acceptant de parler des différends sur la qualité du travail pour trouver les compromis auxquels nul n’a encore complètement songé.

Le Monde 08 03 2013

7 mars 2013 10:11 Publié par