La sous traitance à la Poste dénoncé par SUD
Mediapart et France Info révèlent que la CGT et SUD ont attaqué en justice La Poste pour « prêt de main-d’œuvre illicite ». Une menace pour l’entreprise publique, qui a systématisé le recours aux prestataires : en Île-de-France, les sous-traitants distribuent 80 % des colis.
Coup sur coup, deux syndicats ont tout récemment porté plainte contre une des pratiques au cœur du système de La Poste en Île-de-France : le recours à des entreprises sous-traitantes pour trier et distribuer les colis. Aujourd’hui, on estime qu’au moins 80 % des colis distribués par La Poste en région parisienne sont pris en charge par ces prestataires extérieurs à l’entreprise, laquelle est toujours entièrement constituée de capitaux publics.
Le 23 octobre 2017, comme le révèlent Mediapart et France Info, le syndicat SUD a porté plainte au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris pour « prêt de main-d’œuvre illicite » et « marchandage », en s’appuyant sur un procès-verbal de l’inspection du travail du 1er juillet 2013, concernant le centre de tri Keller, dans le XV arrondissement de Paris, et qui signale des « faits susceptibles de revêtir » ces qualifications. Une semaine plus tard, le 30 octobre, c’était au tour de la CGT de déposer une plainte devant le même tribunal, pour les mêmes motifs. Le syndicat s’appuie, lui, non sur un procès-verbal d’infraction proprement dit, mais sur plusieurs courriers de l’inspection du travail issus de contrôles de 2016 et 2017, dans trois centres de tri franciliens. Dans ces courriers, l’administration énumère des éléments tendant à documenter l’utilisation abusive de la sous-traitance.
Car c’est bien de sous-traitance qu’il s’agit. Le prêt de main-d’œuvre illicite est matérialisé au regard du droit du travail lorsqu’une entreprise emploie un sous-traitant alors que « la nature des travaux demandés ne se caractérise pas par une spécificité ou une technicité particulière et que ces travaux entrent dans les tâches habituellement exécutées par les salariés », détaille la plainte de la CGT. Autrement dit, lorsque les sous-traitants sont employés là où un salarié classique, en CDI, CDD ou même en intérim, aurait tout aussi bien pu être embauché. Quant au marchandage, il désigne une situation où le salarié employé subit un préjudice du fait de son travail. Par exemple lorsqu’il est maintenu en dehors de l’entreprise sciemment pour l’empêcher de bénéficier des conditions offertes par un grand groupe, ou des conventions collectives favorables d’un secteur de travail, voire qu’il est simplement maintenu dans un statut précaire.
La question est brûlante à La Poste depuis de longues années, comme nous l’avions raconté dans une série d’enquêtes dès 2013. C’est une des réalités les moins connues des évolutions de l’entreprise : de moins en moins de colis sont livrés chez les particuliers ou dans les entreprises par des facteurs ou des employés du groupe, et un nombre croissant d’entre eux sont laissés aux mains de prestataires de services, qui se livrent une concurrence féroce pour conserver leur marché. À coups de prix bas, et de marges très réduites. Quitte à parfois oublier en route l’intérêt du client, ou à faire travailler leurs employés en toute illégalité, non déclarés ou bien plus longtemps qu’ils ne le devraient… Une pratique qui prévaut pour les Colissimo classiques comme pour « l’express », assuré par Chronopost, où il y a quatre ans la direction assumait sans ciller de faire pression sur les sous-traitants en renégociant régulièrement les contrats à la baisse.
Alioune Aidara, le militant CGT en charge de ce dossier, dénonce une « utilisation dévoyée de la sous-traitance » par La Poste, dans un contexte où le nombre de lettres envoyées ne fait que chuter, et pèse de plus en plus lourd dans le bilan économique. « Le schéma économique de l’entreprise repose aujourd’hui principalement sur la banque postale, qui est en stagnation, et sur la distribution de colis, où la concurrence est féroce et où Amazon lance déjà son propre réseau de distribution, constate le syndicaliste. Comme elle veut conserver une marge conséquente dans le colis, et continuer à se développer, La Poste se livre à du dumping social, par le biais de la sous-traitance. »
Chez SUD, Thierry Lagoutte complète et dénonce « de la fausse sous-traitance » : « Avant, on se battait contre une précarisation de nos métiers par l’utilisation de CDD et de l’intérim. Aujourd’hui, c’est la sous-traitance qui nous menace. Elle commence même à arriver dans les tournées classiques des facteurs à Paris !, dit-il. Or dans la pratique, ces sous-traitants sont utilisés comme des postiers traditionnels : les commandes, les tournées de livraison, le contrôle, une partie du matériel, tout est assuré directement par l’entreprise ! » L’approche des fêtes de fin d’année exacerbe le problème, car elles constituent un énorme pic d’activité saisonnier. « Pour les fêtes, la plupart des entreprises qui livrent pour le compte de La Poste doivent embaucher en urgence. Elles travaillent beaucoup plus, et La Poste ne recrute de son côté que quelques salariés en CDD, signale le militant SUD. Et l’an dernier, les sous-traitants avaient eu droit à un petit bonus financier pour traiter ce pic d’activité, alors qu’il ne sera pas versé cette année. »
Interrogée par Mediapart, la direction de l’entreprise publique indique ne pas avoir « trouvé trace » des récentes procédures judiciaires. Elle rappelle que, « premier employeur de France après l’État », elle utilise « la sous-traitance de manière stable et limitée et dans des proportions d’ailleurs moindres que ses concurrents », assurant qu’elle « est indispensable dans ce secteur d’activité en raison de la grande variation des volumes de colis confiés selon les jours de la semaine et selon les périodes de l’année ». Concernant la sous-traitance, elle certifie surtout qu’elle « veille à ce qu’elle soit organisée en parfaite application des règles légales », et que ce soit notamment « le responsable de l’entreprise [sous-traitante] qui organise la distribution, avec son propre matériel et ses salariés qu’il dirige et dont il a la responsabilité ».
Pas franchement de quoi convaincre les syndicats. SUD s’est d’abord décidé à relancer l’enquête de police qui doit logiquement découler d’une transmission de PV de l’inspection du travail à un procureur. Celui qui vise le centre de distribution du XVearrondissement date de plus de 3 ans, mais la police n’a commencé à enquêter qu’en juin 2016, avant que la procédure ne s’ensable à nouveau. Le syndicat espère la faire finalement aboutir.
Quant à la CGT, elle indique prolonger simplement son action s’étalant sur plusieurs années. « Nous sollicitons l’inspection du travail depuis dix ans sur ces questions, mais jusqu’il y a peu, ses initiatives étaient assez prudentes dans ce domaine, déclare Alioune Aidara. Peu à peu, les inspecteurs du travail nous ont entendus. En avril 2016, nous avons fait un courrier insistant pour demander que des contrôles aient réellement lieu, et ça a finalement été le cas dans les mois qui ont suivi. » Les contrôles sur lesquels le syndicat s’appuie, et qui ont donné lieu à des courriers circonstanciés, ont eu lieu à Vélizy (78), à Clamart et Issy-les-Moulineaux (92). SUD a également mis la main sur un courrier similaire, venant d’un contrôle effectué à Montgeron (91).
Un sous-traitant mort noyé, La Poste mise en examen
Dans certains cas, lors des visites des inspecteurs, il y a jusqu’à neuf entreprises sous-traitantes travaillant dans le même centre ! Et tous les courriers signés par les inspecteurs du travail soulignent que les salariés des sous-traitants partagent de nombreuses tâches avec les postiers traditionnels. « Le salarié de l’entreprise sous-traitante pénètre dans l’enceinte postale, signe la feuille de présence pour prendre en charge les produits, les compte et les classe – sous contrôle d’un représentant de La Poste – effectue la tournée puis revient dans l’enceinte postale pour un nouveau contrôle par le représentant de La Poste », énumère la CGT dans sa plainte.
« Il ne fait donc pas débat que les entreprises sous-traitantes n’ont pas de savoir-faire distinct de l’entreprise utilisatrice », appuie le syndicat. Pour lui, « ce recours massif à la sous-traitance est bénéfique et lucratif pour La Poste qui, au lieu d’embaucher directement, externalise de fait un certain nombre de charges, et particulièrement les coûts liés aux heures supplémentaires et aux arrêts de travail ou maladie ». En revanche, « cela est naturellement en défaveur des salariés (…) qui ne bénéficient pas des avantages, formations et des avantages sociaux qu’ils pourraient percevoir s’ils étaient directement embauchés par La Poste ».
L’avocat de la CGT, Richard Forget, regrette de ne pas avoir pu s’appuyer sur des PV officiels de l’inspection du travail, mais sur de simples courriers. « S’il n’y a pas de procès-verbaux, il n’y a pas de transmission au procureur, regrette-t-il. Et ces courriers ne comportent pas un mot sur le prêt de main-d’œuvre illicite, alors que les inspecteurs ont obtenu tout ce qu’il faut pour constituer ce délit. Ils n’ont pas franchi la dernière étape. » L’avocat se dit fier de lancer une procédure pour tenter de modifier la pratique actuelle de l’un des plus gros employeurs de France : « C’est un vrai éclairage sur ce que pourrait être le marché du travail de demain. Voilà vers quoi on tend : la fin du contrat de travail, le recours généralisé à des prestataires. »
Ces deux dépôts de plainte tombent on ne peut plus mal pour La Poste, qui voit déjà arriver avec inquiétude un très probable renvoi en correctionnelle sur ce même thème, mais pour un cas autrement tragique. Le 8 décembre 2012, Seydou Bagaga, un sous-traitant affecté au centre d’Issy-les-Moulineaux, s’est noyé en tentant de récupérer un colis tombé dans la Seine alors qu’il faisait une tournée dans les péniches amarrées sur le fleuve. Il est mort sans sortir du coma le 8 janvier 2013. Il avait 34 ans et un bébé de 11 mois, et n’était pas déclaré pendant les premiers quinze jours de son contrat, censés couvrir une période de formation.
En avril dernier, le patron du sous-traitant a été mis en examen par le juge d’instruction chargé de l’affaire, pour prêt de main-d’œuvre illicite, marchandage et homicide involontaire. Mais il n’est pas seul : le directeur du centre de tri l’a été pour prêt de main-d’œuvre illicite et marchandage et, grande première, La Poste est aussi mise en examen en tant que personne morale, pour prêt de main-d’œuvre illicite. Le réquisitoire final du parquet est en attente, et le renvoi en correctionnelle n’a donc toujours pas été prononcé, mais l’affaire est sérieuse.
« Les faits à ce stade reprochés à La Poste portent seulement sur le fonctionnement local de la relation avec l’employeur de Monsieur Bagaga pendant une période réduite de quelques jours », assure l’entreprise. Elle souligne que pour l’heure, seul un jugement du tribunal de commerce a été rendu dans le dossier, en avril 2015, et qu’il établit que c’était le sous-traitant « qui n’avait pas respecté la réglementation du travail, en violation de ses obligations contractuelles à l’égard de La Poste ». Certes. Mais contrairement à ces affirmations, c’est bien le fonctionnement général du centre d’Issy-les-Moulineaux qui a intéressé la justice. « À partir de cet accident tragique, il y a eu une enquête de l’inspection du travail, qui s’est interrogée sur les conditions d’emploi des sous-traitants, rappelle Julien Pignon, l’avocat de SUD, qui a aussi porté plainte dans ce dossier parallèlement à la famille de Seydou Bagaga. Il est apparu qu’ils ne disposaient d’aucune autonomie et qu’ils ne disposaient pas de personnel encadrant autre que celui de La Poste. Le juge d’instruction en charge du dossier s’est saisi de ces éléments pour élargir son enquête au prêt de main-d’œuvre illicite. »
L’inspection du travail avait par exemple comparé le salaire d’un postier en CDI à temps complet avec celui d’un sous-traitant. Et avait noté des écarts « très importants » : « 2 065,35 euros brut pour un postier, contre 1 425,70 euros brut pour un prestataire. Avec pour le postier un “Bonus qualité” en fonction des performances de l’agence, une prime colis de fin d’année (250 euros), une indemnisation de collation (37 euros), un complément poste (72 euros), un complément géographique (41 euros), le paiement des heures supplémentaires majorées (284 euros pour 12 heures supplémentaires). Le prestataire, lui, n’a droit qu’à une prime repas de 20 euros, une indemnité “téléphonique” de 25 euros, et il n’a bénéficié d’aucune heure supplémentaire pour le mois de décembre 2012, alors qu’il s’agit d’un mois qui rencontre un pic d’activité. »
Pour être certains que leurs nouvelles plaintes seront traitées avec autant de sérieux que le dossier du sous-traitant mort tragiquement, la CGT et SUD ont d’ores et déjà décidé de patienter les trois mois nécessaires pour les déposer à nouveau, mais en se constituant cette fois partie civile. Ce qui déclenchera automatiquement la désignation d’un juge d’instruction. À La Poste, la sous-traitance risque bientôt d’occuper le centre des débats. Enfin.
1 décembre 2017 9:54