Le plan social de l’Afpa est annulé alors qu’il a déjà eu lieu.
PAR DAN ISRAEL ARTICLE PUBLIÉ et MIS à JOUR LE VENDREDI 31 JUILLET 2020
Le gros organisme public de formation s’est séparé de plus de 1 400 salariés ces derniers mois. Mais le tribunal administratif vient d’annuler l’homologation de ce plan social par l’administration. Une complexité de plus dans un dossier où les conflits se multiplient depuis 2018.
Cela fait déjà de longs mois que le plan social en cours à l’Afpa – l’organisme public qui est le plus gros acteur de la formation professionnelle en France – était devenu un feuilleton d’une grande complexité. Le tribunal administratif de Montreuil vient d’y ajouter un rebondissement, dont les conséquences sont si lourdes que les principaux acteurs concernés ont encore du mal à les évaluer.
Le vaste plan de réorganisation de l’opérateur public est en voie d’achèvement : plus de 1 400 postes supprimés – sur environ 6 500 CDI et 1 300 CDD –, la fermeture de 34 des 110 centres de formation répartis sur tout le territoire, et un peu plus de 600 recrutements. 150 des départs ont été des licenciements contraints, les autres ont concerné des salariés volontaires ou partant à la retraite à plus ou moins brève échéance.
Mais le 23 juillet, le tribunal administratif a décidé que ce plan social n’aurait jamais dû avoir lieu. En suivant l’argumentation de Judith Krivine, l’avocate des salariés, il a annulé l’homologation du plan par la Direccte, l’administration qui chapeaute les entreprises et qui a le pouvoir de valider ou non les plans de licenciements.
Le coup est rude pour la direction de l’Afpa, qui a annoncé officiellement le début de son plan en octobre 2018. Selon elle, faire des économies est indispensable : sous double tutelle du ministère du travail et du ministère de l’économie, l’agence est en déficit depuis plus de dix ans, malgré plusieurs renflouements par l’État. Une situation précaire aggravée d’un coup par la réforme de la formation professionnelle de 2018 (lire le bilan que Mediapart en tirait un an après), remettant à plat un système jugé inefficace et opaque par le gouvernement.
La réforme a mis l’Afpa en concurrence encore plus frontale avec une myriade d’organismes privés. Dans son rapport annuel rendu en févier 2019, la Cour des comptes tapait très fort, en jugeant ses « coûts de structure trop élevés » et en affirmant qu’il n’existait « aucune perspective de croissance suffisante » permettant de se passer d’une lourde réduction du personnel.
La direction a longuement bataillé pour mettre son plan en oeuvre, face à des syndicats d’abord unanimement hostiles. La CFDT et FO ont ensuite accepté de négocier pour réduire un peu le nombre de licenciements et de centres fermés. Mais la CGT et Sud-Solidaires ont continué à s’opposer, y compris sur le plan judiciaire. « Les juges ont souscrit aux arguments de nos deux organisations syndicales et leur décision nous satisfait bien évidemment », indiquent les deux syndicats dans un communiqué publié le 30 juillet. Avant de préciser : « Pour les salariés de l’Afpa, les conséquences de cette annulation sont en cours d’examen. »
« Il est difficile d’analyser les conséquences exactes de ce plan : aujourd’hui, le processus est bloqué, indique à Mediapart François Duval, le responsable de Sud pour l’Afpa. Il n’y aura pas de licenciement des salariés protégés, qui sont encore employés, certains transferts de postes ne se feront pas, et il existe un gros doute sur la possibilité pour l’employeur de verser les primes de mobilité qui resteraient à payer. » Mais surtout, suggère le syndicaliste, « cela pourrait enfin être l’occasion pour l’Afpa de changer de logiciel de ressources humaines ».
De son côté, la direction de l’Afpa a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas commenter la décision de justice. « Nous analysons cette décision et reviendrons vers vous afin de vous donner de plus amples informations », a simplement indiqué la directrice générale Pascale d’Artois dans un très bref mail envoyé à tous les salariés le 27 juillet au soir. Elle y assure qu’« en tout état de cause, la décision du tribunal administratif ne remet pas en cause les départs actés et déjà réalisés ».
En effet, la nullité de l’homologation n’entraîne pas la nullité des licenciements dans ce cas. Les salariés concernés peuvent néanmoins saisir les prud’hommes, pour demander leur réintégration. Si l’employeur la refuse, ou si le salarié préfère cette solution, il a droit à une indemnité financière, au moins égale à ses salaires des six derniers mois.
Sacré casse-tête en vue pour la direction. D’autant que la décision du tribunal administratif lui impute la responsabilité de deux fautes sérieuses. D’abord, sur un plan technique, l’agence n’a pas bien établi la liste des « catégories professionnelles », au sein desquelles la loi impose de respecter un ordre dans les licenciements, selon des critères stricts.
Pour le tribunal, les catégories ont été fixées par l’Afpa non en tenant compte de la nature des fonctions occupées, de la formation et des acquis de l’expérience, comme l’impose la loi, « mais en fonction de l’organisation actuelle et future » de l’agence, « afin notamment d’inciter plus ou [d’inciter] moins les salariés au départ volontaire ». Autrement dit, en créant des catégories selon ses projets futurs, l’Afpa a poussé certains salariés vers la sortie, et fait en sorte que d’autres ne soient pas touchés par le plan de départs.
Ce point peut paraître complexe, mais il est l’une des bases du contentieux juridique autour des plans de licenciements, et il est donc bien connu des professionnels. « Sur ce point, nous avons alerté dès le début du processus, s’agace Yann Chérec, le responsable de la CGT à l’Afpa. Dans toutes les instances de représentation des salariés, régionales et nationales, dans des courriers à la Direccte, pendant des réunions avec la direction, nous avons répété que les catégories professionnelles n’étaient pas valables. »
Deux décisions similaires, au TGI et au tribunal administratif
La seconde faute reprochée à l’Afpa par la justice est plus nouvelle, mais pas non plus inédite pour l’organisme. Le tribunal a estimé que la Direccte aurait dû vérifier que l’Afpa avait mis en place des mesures d’évaluation et de prévention des risques pour les salariés encore en place, fatalement soumis à une forte pression au vu du nombre de départs autour d’eux et de la réorganisation en cours.
Certes, la loi ne prévoit pas explicitement que la Direccte doive vérifier ce point, mais le tribunal rappelle que ces mesures de prévention sont une obligation de l’employeur, qui doit « assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Et qu’il est donc nécessaire de s’assurer que cette obligation est appliquée.
Le débat juridique est vif sur ce point depuis un an, et c’est déjà le plan social de l’Afpa qui en a été le point de départ. Le 27 juin 2019, le tribunal de grande instance de Bobigny avait décidé en référé (la procédure d’urgence) que le plan devait être suspendu, tant qu’une évaluation des risques psychosociaux pesant sur les salariés n’aurait pas été menée, et qu’un plan de prévention n’aurait pas été mis sur pied.
La direction de l’Afpa a fait appel de cette décision, mais avait tout de même retiré sa première demande d’homologation à la Direccte. Elle en a présenté une deuxième en novembre, qui a été validée en décembre par l’administration. Et qui vient donc de se faire retoquer.
La seule différence entre les deux décisions réside dans leur origine : en 2019, c’est le TGI qui avait jugé, et un an plus tard, c’est la justice administrative. En effet, la décision de 2019 avait commencé à être utilisée dans d’autres cas. À la manoeuvre, Fiodor Rilov, le remuant avocat à l’origine de la décision, et qui entendait bien la faire fructifier dans d’autres affaires où il représente d’autres sections CGT. Mais en décembre, dans un dossier concernant une filiale de General Electric, le préfet des Hauts-de- Seine a sifflé la fin de la partie : il a saisi le tribunal des conflits, chargé de résoudre les conflits entre le juge judiciaire et le juge administratif, pour lui faire dire que seul un tribunal administratif pouvait examiner l’homologation d’un plan social.
Le 8 juin, le tribunal des conflits a donné raison au préfet. Mais il a aussi acté que les tribunaux administratifs devaient bien « vérifier le respect, par l’employeur, de ses obligations en matière de prévention des risques, notamment psychosociaux ». Un mois plus tard, le tribunal administratif de Montreuil s’est explicitement appuyé sur cette décision.
« La direction de l’Afpa s’est pris un boomerang en pleine tête, ironise François Duval, de Sud. Depuis plus d’un an, son avocat demandait que la justice reconnaisse l’incompétence du tribunal judiciaire… »
Le souhait de la direction a bien été exaucé, mais le tribunal administratif lui a donné tort une deuxième fois.
Et maintenant ? Comment sortir de la situation inextricable qui s’est construite au fil des mois ? « Aujourd’hui, on sent de l’inquiétude dans les centres Afpa, indique Bruno André, le représentant de la CFDT, hostile à la démarche judiciaire de la CGT et de Sud. La page de la réorganisation n’était pas encore totalement tournée, mais nous étions prêts à nous projeter vers autre chose. Pour les salariés, tout cela est long, très long. Trop long ? »
« Oui, les salariés sont fatigués de tout cela, mais ils savent que nous défendons leurs conditions de travail, et que nous avons été les garde-fous du respect de la loi, pour les salariés mais aussi pour les usagers de l’Afpa, c’est-à-dire les citoyens français », argumente Yann Chérec, de la CGT. Il se rassure en constatant qu’aucun adhérent de son syndicat n’a rendu sa carte.
La CGT et Sud attendent désormais que la direction de l’agence mais aussi ses ministères de tutelle réagissent. « Nous laissons la porte ouverte à toute négociation, y compris à un protocole de fin de conflit, indique Yann Chérec. Ce serait la meilleure façon de sortir par le haut de cette situation. » Il évoque notamment la création d’une « commission des conflits », pour aborder et évaluer les cas de salariés en difficulté depuis la réorganisation de l’Afpa. Une façon, peut-être, de clore une longue période d’incertitude et d’instabilité.
4 août 2020 6:44