Loi travail : D’où vient cette force qui pousse des salariés à faire grève dans la durée ?
Par Danièle Linhart, sociologue du travail Le Monde du 26/05/2016 http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/05/26/au-dela-de-la-seule-loi-el-khomri-une-vraie-volonte-de-changement_4926549_3232.html?xtmc=linhart&xtcr=1
Malgré les discours de nos dirigeants politiques – « Nous ne renoncerons pas à la loi travail » –, les opposants ne désarment pas. Ils ont la conviction chevillée au corps que cette loi n’est pas juste, qu’elle ne tient pas compte de la réalité, qu’elle n’améliorera pas le sort de chômeurs et des précaires, qu’elle dégradera celle de tous les salariés, qu’elle ne devrait pas être portée par un gouvernement socialiste, qu’elle fait la part trop belle aux revendications du Medef.
Ce qui semble le plus choquer dans cette loi, c’est l’inversion de la hiérarchie des normes, qui prévoit que la négociation locale, où le rapport de force entre patrons et salariés est moins favorable peut prévaloir sur celle de branche et nationale. Beaucoup y voient la porte ouverte au moins-disant, au dumping social qui risque de tirer vers le bas et de conduire à une dégradation des conditions d’emploi.
La combativité et la détermination des grévistes et des manifestants méritent l’attention. Une certaine résignation des salariés semblait en effet installée, sous l’influence d’une opinion publique convaincue que les travailleurs français n’auraient pas de légitimité à se plaindre de leur travail. Trop d’acquis, d’avantages, de garanties (les 35 heures, un code du travail protecteur, un grand nombre de fonctionnaires…) auraient rendu les salariés égoïstes, frileux et paresseux, toujours sur la défensive, et mettraient des bâtons dans les roues des employeurs anxieux de s’ajuster aux conditions de la concurrence, dans un monde globalisé où tout évolue à une vitesse sans cesse accélérée.
Le Medef misait largement sur ces images (démenties par les statistiques, qui montrent une intensité du travail horaire des salariés français particulièrement élevée) pour affirmer que les salariés français manquent de courage et se focalisent sur des revendications archaïques, mettant la performance des entreprises en danger. Dans cette veine, M. Gattaz, son président, proclame qu’il faut libérer les entreprises, libérer le travail.
Le travail est devenu une épreuve solitaire
Peu évident, dans un tel contexte, de s’opposer à une loi présentée comme courageuse et nécessaire pour moderniser le marché du travail. D’autant plus que le monde du travail a subi les assauts, depuis les années 1980, d’une politique managériale d’individualisation systématique de la gestion des salariés à la suite des grèves de Mai 68.
Les collectifs de travailleurs qui entretenaient des valeurs de solidarité, d’entraide et le sentiment d’un destin commun partagé ont été déstabilisés et affaiblis par cette politique. Et le travail est progressivement devenu une épreuve solitaire, où chacun est mis en concurrence avec les autres, où chacun se persuade qu’il doit négocier tout seul sa place dans l’entreprise, c’est-à-dire tirer son épingle du jeu et défendre tout seul ses intérêts.
D’où vient alors cette force qui pousse des salariés à faire grève dans la durée, qui pousse les manifestants à se mobiliser dans les manifestations à répétition, et où il faut accepter sa dose de gaz lacrymogènes et de risques ?
On peut trouver une explication du côté de la détérioration persistante des conditions et du contenu du travail de nombre de salariés. Elle se caractérise par une intensification du travail, la fixation d’objectifs individuels de plus en plus élevés et difficiles à atteindre, l’obligation de s’en remettre à des procédures, des protocoles, des « bonnes pratiques » (décidés par des experts de grands cabinets internationaux, éloignés de la réalité du travail concret des salariés concernés), et une disqualification de l’expérience et des savoirs découlant de la politique de changement perpétuel.
Celle-ci vise à adapter les structures et le fonctionnement de l’entreprise à son environnement, mais également à sortir les salariés de « leur zone de confort » (pour répondre une expression managériale.) L’idée que la stabilité risquerait de profiter aux salariés, qui, en situation de maîtrise de leur travail, pourraient chercher à imposer leur point de vue professionnel sur les manières de travailler, est bien ancrée dans les esprits managériaux. Le changement permanent est là pour rendre l’expérience des salariés obsolète et désarmer toute critique de leur part.
Précarités « subjective » et « objective »
De telles situations de travail sont sources de souffrance. On sait que dans les entreprises, la consommation de substances illicites, d’alcool et de tranquillisants ne cesse d’augmenter. On sait que les suicides au travail font partie de ce monde du travail où précarité subjective (la peur de ne plus pouvoir tenir sa place, même si on dispose d’un CDI ou du statut de fonctionnaire) et précarité objective (intérim, CDD, travail saisonnier, à temps partiel…) se conjuguent.
Mais de telles situations sont également source de gâchis en termes d’efficacité du travail et de performance des entreprises. Les salariés en sont probablement de plus en plus conscients. Ils ne sont peut-être plus aussi aisément convaincus de la nécessité et de l’intelligence de ces choix managériaux qui les oppressent et qui handicapent leur travail. Il se pourrait bien qu’ils commencent à les trouver archaïques, et qu’ils aspirent à un vrai changement qui améliore la performance du travail et leurs conditions de vie au travail.
Ils ont peut-être conscience que c’est sur la base d’une défiance fondamentale des employeurs à leur égard que repose toute l’architecture du modèle managérial moderne ; que la loi El Khomry relaie cette défiance stérile et que pour préserver l’avenir, il importe d’imposer un autre point de vue.
26 mai 2016 9:29